Est-ce qu’il est normal que le tome 35 de Boule et Bill soit dans le top 10 des ventes de Franco-belge avec 150 000 exemplaires vendus ?N'est-ce pas un peu tirer sur l'élastique et finir par lasser ?
La réponse est dans la question : c’est parfaitement normal puisque les lecteurs répondent présents et que le créateur, Jean Roba, souhaitait que ses personnages lui survivent. Il s’agit d’une œuvre trans-générationnelle par excellence, porteuse d’une certaine énergie positive qu’avait su insuffler Roba. Il ne faut pas oublier que l’adaptation en film, sortie en 2013, a dépassé les deux millions d’entrées et a séduit un public typiquement familial. Comment s’en plaindre ? Je tiens aussi à souligner le formidable travail graphique de Laurent Verron, qui fut justement l’assistant de Roba.
Vous avez sorti le très bon livre de Charlie Poppins «Le Strict Maximum ». Pourquoi cet ovni ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment on dit « On y va. On prend le risque économique et éditorial » ?
L’exemple du livre de Charlie Poppins, Le Strict Maximum, qui est sorti presqu’au même moment que la nouveauté Boule & Bill, résume une nouvelle fois la volonté de Dargaud de défendre son patrimoine historique (Achille Talon, Blueberry, Boule & Bill, etc) et d’éditer des auteurs qui vont toucher un public de niche auquel vous faisiez allusion. Ces deux extrêmes ne s’opposent pas, ils s’additionnent. La variété est une forme de richesse à partir du moment où il y a une cohérence éditoriale. Je pense toujours à René Goscinny qui était capable de publier dans Pilote Tanguy & Laverdure à côté de Reiser, Astérix à côté de Gébé, Blueberry à côté de Fred ou Druillet, Barbe Rouge à côté de F’murrr ou du regretté Cabu... C’était d’une extrême intelligence et il y avait une réelle cohérence, nous avons tant que possible toujours voulu perdurer cet état d’esprit dans lequel beaucoup d’auteurs se reconnaissent, j’en parlais il y a peu de temps avec Mathieu Lauffray qui est très réceptif au fait que Dargaud soit capable de défendre une série aussi ancienne que Barbe Rouge et soit capable d’imposer Long John Silver qui renouvelle un genre pourtant très codé. Cette coexistence prouve aussi une volonté d’ouverture : éditer le premier livre de dessin d’humour de Charlie Poppins qui est un inconnu dans le monde de la bande dessinée s’est fait de façon naturelle car nous adorions son humour et sa finesse qui font parfois penser à Voutch, Charles Addams, Sempé, Glen Baxter ou Gary Larson. Bref, cela avait un sens même s’il y avait un risque commercial mais le risque fait partie du métier, en permanence.
Est-ce qu’il arrive que « le Directeur Financier » qui doit forcément exister chez Dargaud après avoir consulté ses courbes de vente et de rentabilité vous appelle et vous dise « On ne refait pas ce style de publication la prochaine fois ». Il doit y avoir forcément un équilibre à trouver, non ?
Il y a bien un directeur financier comme dans toute société, un monsieur Boulier en quelque sorte ! Mais à aucun moment il n’intervient au niveau de l’éditorial, c’est aussi simple que ça. Ce sont les éditeurs qui discutent avec les auteurs, entres autres sujets, des aspects artistiques mais aussi financiers. Bien sûr que les éditeurs entendent et ressentent les interrogations de chacun et en premier lieu les auteurs ; ce n’est pas simple car nous sommes aussi confrontés à cette dimension commerciale et donc financière, surtout en cas d’échec cuisant, ça peut arriver ! Etre éditeur est un métier complexe, il y a beaucoup de paramètres qui se mélangent au quotidien qu’ils soient humains, artistiques, juridiques, marketing, commerciaux, financiers, etc. Il faut savoir trouver cet équilibre au milieu de tout ça ! Pour l’anecdote, même au plus fort des difficultés à la fin des années 90 quand Dargaud a perdu Astérix qui pesait la moitié de notre chiffre d’affaire, Claude de Saint-Vincent* a décidé de faire confiance à l’éditorial. Les éditeurs - à savoir Guy Vidal, Yves Schlirf et moi–même - avons pu travailler en ayant cette confiance malgré un contexte pour le moins difficile ! Claude ne s’est jamais opposé à un projet, c’est à ce moment-là que nous avons notamment lancé Le Scorpion, Blacksad ou Poisson–Pilote. Aujourd’hui Philippe Osterman** poursuit cette démarche en protégeant l’équipe éditoriale.