François Le Bescond est né le 30 avril 1964. Pendant ses études (licence et maîtrise d’économie à Lille puis DESS en communication et journalisme à l’université d’Aix/Marseille), il crée un fanzine de bande dessinée dans lequel des auteurs devenus professionnels ont été publiés (Tronchet, Lidwine, Danard, Joe Pinelli, Lefred-Thouron, Rémi, R. C. Wagner, etc). Cette aventure l’amène à participer à d’autres fanzines et revues dont Solaris (magazine de SF canadien), Les Cahiers de la bande dessinée, PLG, Strips (en Nouvelle Zélande), Yellow Submarine mais aussi à plusieurs sites Internet (dont BD Paradisio) pour lesquels il écrit des articles. Passionné par la peinture et les arts graphiques en général mais aussi par le scénario et les univers fantastiques, il s’oriente naturellement – après une courte expérience dans la publicité et la communication - vers la bande dessinée et intègre les éditions Dargaud à la fin des années 80, au service marketing. Dix ans plus tard il rejoint à plein temps l’équipe éditoriale (notamment aux côtés de Guy Vidal dont il fut l’adjoint), devient rédacteur en chef de La Lettre ("l'officiel de la BD") et est aujourd’hui directeur éditorial adjoint. Il est l’auteur du livre d’entretiens consacrés à Fred paru en mai 2013 sous le titre Un magnéto dans l’assiette de Fred.
Bonjour François Le Bescond. L’année 2014 vient de se finir. Sans vouloir trop revenir en arrière qu’en avez-vous retenu pour la Maison Dargaud ? Avez-vous été surpris par la réaction du public lors de la parution de certains de vos protégés ?
Cette année 2014 fut une année compliquée et enthousiasmante à la fois ! Compliquée car le marché évolue et réagit plus vite qu'auparavant et nous sommes obligés d’en tenir compte tout en ayant une vision à long terme. Enthousiasmante car, justement, on ne peut plus se reposer sur ses lauriers, il faut sans cesse se remettre en question et je suis persuadé que la clef vient avant tout de la qualité éditoriale. Il y a un bel exemple qui illustre cela, il s’agit des Vieux Fourneaux qui a connu un destin incroyable. Si nous étions convaincus de l’extrême qualité de ces deux albums et du talent et de la complémentarité évidente des auteurs, Wilfrid Lupano et Paul Cauuet, il n’était pas couru d'avance que l’histoire de ces vieux anarchistes touche un public aussi large ! Nous avons travaillé ce titre en amont auprès des libraires qui nous ont très rapidement suivis : l’emballement s’est fait beaucoup grâce à eux, le GLBD a même remis son prix du meilleur album au T.1 puis le buzz et le bouche à oreille ont fonctionné à merveille et, pour preuve, le prix du public a été remis, lors du dernier festival d’Angoulême, aux Vieux Fourneaux. Le résultat est bluffant et nous en sommes ravis, ça montre bien qu’une bande dessinée a priori pas si évidente mais d’une grande qualité peut toucher un large public.
Qu’est-ce que le lecteur va découvrir en 2015. ? On connait déjà Undertaker. Qu’allons-nous avoir à lire et à découvrir ?
Effectivement Undertaker démarre très fort et, de nouveau, il faut d’abord saluer la qualité du travail des auteurs, Ralph Meyer et Xavier Dorison. Il y aura bien sûr d’autres titres, difficile de tous les citer… Il y aura par exemple en ce qui concerne les tomes 1 ou one shot au premier semestre : le premier volume sans concession du Rapport de Brodeck par Manu Larcenet - une adaptation formidable du roman du même nom - mais aussi les biographies dessinées (ce que nous appelons ici les biographiques) de Sartre par Anaïs Depommier et Mathilde Ramadier, de Glenn Gould par Sandrine Revel, le réjouissant Amour exemplaire de Daniel Pennac et Florence Cestac, le nouvel album de Nicolas Debon au talent hors norme intitulé L’Essai, l’hilarant Guide Sublime de Fabrice Erre, A la recherche du mauvais père par Magali Le Huche et Gwendoline Raisson, le reportage dessiné au cœur de l’Elysée par Mathieu Sapin intitulé Le Château, le brillant roman graphique Nimona de l’Américaine Noëlle Stevenson, le début de la passionnante trilogie consacrée au juge Renaud par Olivier Berlion, le premier album de Sébastien Piquet sous le titre Père ou impairs qui met en scène un papa tendance geek, la série d’aventure plus sombre qu’elle n’y paraît intitulée Le Rédempteur par Miguel Lalor et Stephen Desberg, la série jeunesse Violette autour du monde par Teresa Radice et Stefano Turconi, le nouveau Paul Pope sous le titre L’Ascension d’Aurora West, le retour de Régis Hautière et Renaud Dillies avec Alvin… Bref un programme éditorial riche et excitant ! Et je ne vous parle que de la première partie de l’année et des nouveaux projets…
Il y a encore eu beaucoup de rééditions en 2014 avec son lot d’intégrales. Est-ce que c’est l’occasion de protéger les droits de l’éditeur ou est-ce l’envie de vouloir proposer à de nouveaux lecteurs et clients des éléments du patrimoine éditorial sous une forme différente ?
Pour une maison d’édition à l’histoire aussi ancienne que la notre, il est nécessaire de défendre notre fonds qui est nécessairement important. C’est pourquoi on poursuit ce travail avec les intégrales patrimoniales (Blueberry, Barbe Rouge, etc) qui permettent de défendre ces séries historiques qui font partie de notre ADN et qui n’ont que rarement une actualité. Ces intégrales patrimoniales peuvent effectivement toucher un nouveau public, d’ailleurs je conseille vivement à ceux qui ne connaissent pas encore Lauzier de relire l’intégrale Tranches de vie que nous avons édité à la fin de l’année 2014. Gérard Lauzier était un auteur étonnamment moderne : lorsqu’il a réalisé ces albums dans les années 70 avant faire du cinéma, il a porté un regard transgressif, incroyablement cynique et drôle. J’en discutais une fois avec Terreur Graphique qui avait aussi été frappé par le ton de Lauzier, par cette façon de parler de notre société à contre- courant des poncifs, c’est de la sociologie !
Comment se fait l’équilibre entre sorties de blockbusters comme Le Scorpion de Marini et Desberg ou Undertaker de Dorison et Meyer et des parutions destinées à un public-cible plus restreint ? Est-ce que Dargaud pourrait donner sa chance à des projets de niche s’il n’y avait ces locomotives ?
Comme toujours nous élaborons notre programme éditorial en tenant compte de ces équilibres complexes, si je puis dire. En général je n’aime pas opposer ce qui serait d’un côté une BD commerciale et de l’autre une BD de « niche » plus créative. Pour moi cette vision binaire et simpliste est un leurre, une bande dessinée qui rencontre un grand succès peut être fondamentalement originale voire novatrice, l’exemple des Vieux fourneaux nous le prouve de belle manière ! Mais ne faut pas se cacher que nous avons de la chance d’avoir plusieurs blockbusters (Blake & Mortimer en tête) qui nous permettent souvent d’éditer des séries a priori destinées à un public plus restreint.
Qu’avez-vous pensé de la réponse du public au reboot de Achille Talon de Serge Carrère et Fabcaro (24 000 exemplaires vendus je crois) ? Et savez-vous quel public à acheter le livre ?
Nous ne souhaitions pas faire une nouveauté Achille Talon de plus sans que cela ait un sens. C’est pourquoi on a pris notre temps avant de confier ce personnage que nous aimons (c’est un peu notre Gaston Lagaffe !) et qui fait partie de notre histoire à deux auteurs qui ont su trouver la bonne manière de conserver l’aspect désuet du personnage tout en introduisant un décalage en le confrontant au monde d’aujourd’hui, bref un reboot. J’ai proposé à Fabrice Caro avec qui j’avais eu la chance de travailler sur Z comme Don Diego et qui a sans doute signé l’un des albums les plus drôles de l’année 2013 (Carnet de Pérou paru chez Six Pieds sous terre !), il a tout de suite réagi. Il apprécie le personnage et, sachant qu’il avait la possibilité de le « bousculer » en y introduisant son humour décalé, il a dit banco. Serge Carrère a su aussi apporter sa touche graphique et les réactions ont été globalement très positives, notamment des médias. Certains lecteurs historiques de la série – à qui s’adresse d’abord Talon - ont sans doute été parfois déroutés, c’est clair, mais quand on relit le Talon de Greg, on s’aperçoit à quel point son créateur jouait déjà avec les codes et avait un humour mordant ! Sinon le chiffre que vous citez est quasiment celui du tirage, les ventes sont donc un peu moins élevées.
Est-ce qu’il est normal que le tome 35 de Boule et Bill soit dans le top 10 des ventes de Franco-belge avec 150 000 exemplaires vendus ?N'est-ce pas un peu tirer sur l'élastique et finir par lasser ?
La réponse est dans la question : c’est parfaitement normal puisque les lecteurs répondent présents et que le créateur, Jean Roba, souhaitait que ses personnages lui survivent. Il s’agit d’une œuvre trans-générationnelle par excellence, porteuse d’une certaine énergie positive qu’avait su insuffler Roba. Il ne faut pas oublier que l’adaptation en film, sortie en 2013, a dépassé les deux millions d’entrées et a séduit un public typiquement familial. Comment s’en plaindre ? Je tiens aussi à souligner le formidable travail graphique de Laurent Verron, qui fut justement l’assistant de Roba.
Vous avez sorti le très bon livre de Charlie Poppins «Le Strict Maximum ». Pourquoi cet ovni ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment on dit « On y va. On prend le risque économique et éditorial » ?
L’exemple du livre de Charlie Poppins, Le Strict Maximum, qui est sorti presqu’au même moment que la nouveauté Boule & Bill, résume une nouvelle fois la volonté de Dargaud de défendre son patrimoine historique (Achille Talon, Blueberry, Boule & Bill, etc) et d’éditer des auteurs qui vont toucher un public de niche auquel vous faisiez allusion. Ces deux extrêmes ne s’opposent pas, ils s’additionnent. La variété est une forme de richesse à partir du moment où il y a une cohérence éditoriale. Je pense toujours à René Goscinny qui était capable de publier dans Pilote Tanguy & Laverdure à côté de Reiser, Astérix à côté de Gébé, Blueberry à côté de Fred ou Druillet, Barbe Rouge à côté de F’murrr ou du regretté Cabu... C’était d’une extrême intelligence et il y avait une réelle cohérence, nous avons tant que possible toujours voulu perdurer cet état d’esprit dans lequel beaucoup d’auteurs se reconnaissent, j’en parlais il y a peu de temps avec Mathieu Lauffray qui est très réceptif au fait que Dargaud soit capable de défendre une série aussi ancienne que Barbe Rouge et soit capable d’imposer Long John Silver qui renouvelle un genre pourtant très codé. Cette coexistence prouve aussi une volonté d’ouverture : éditer le premier livre de dessin d’humour de Charlie Poppins qui est un inconnu dans le monde de la bande dessinée s’est fait de façon naturelle car nous adorions son humour et sa finesse qui font parfois penser à Voutch, Charles Addams, Sempé, Glen Baxter ou Gary Larson. Bref, cela avait un sens même s’il y avait un risque commercial mais le risque fait partie du métier, en permanence.
Est-ce qu’il arrive que « le Directeur Financier » qui doit forcément exister chez Dargaud après avoir consulté ses courbes de vente et de rentabilité vous appelle et vous dise « On ne refait pas ce style de publication la prochaine fois ». Il doit y avoir forcément un équilibre à trouver, non ?
Il y a bien un directeur financier comme dans toute société, un monsieur Boulier en quelque sorte ! Mais à aucun moment il n’intervient au niveau de l’éditorial, c’est aussi simple que ça. Ce sont les éditeurs qui discutent avec les auteurs, entres autres sujets, des aspects artistiques mais aussi financiers. Bien sûr que les éditeurs entendent et ressentent les interrogations de chacun et en premier lieu les auteurs ; ce n’est pas simple car nous sommes aussi confrontés à cette dimension commerciale et donc financière, surtout en cas d’échec cuisant, ça peut arriver ! Etre éditeur est un métier complexe, il y a beaucoup de paramètres qui se mélangent au quotidien qu’ils soient humains, artistiques, juridiques, marketing, commerciaux, financiers, etc. Il faut savoir trouver cet équilibre au milieu de tout ça ! Pour l’anecdote, même au plus fort des difficultés à la fin des années 90 quand Dargaud a perdu Astérix qui pesait la moitié de notre chiffre d’affaire, Claude de Saint-Vincent* a décidé de faire confiance à l’éditorial. Les éditeurs - à savoir Guy Vidal, Yves Schlirf et moi–même - avons pu travailler en ayant cette confiance malgré un contexte pour le moins difficile ! Claude ne s’est jamais opposé à un projet, c’est à ce moment-là que nous avons notamment lancé Le Scorpion, Blacksad ou Poisson–Pilote. Aujourd’hui Philippe Osterman** poursuit cette démarche en protégeant l’équipe éditoriale.
Quel est votre BD de l'année 2014 chez Dargaud ? Et ceux dont vous attendez la sortie en 2015 avec impatience ?
Impossible de ne citer qu’un titre et, pour ce qui est des projets pour 2015, en plus de ceux cités auparavant, je mentionnerais le premier volume savoureux de Stern par les frères Maffre, le one-shot d’Olivier Pont (DesSeins) qui revient à la bande dessinée 10 ans après Où le regard ne porte pas, le livre autour d’Isadora Duncan par Clément Oubrerie et Julie Birmant, le nouveau one-shot d’Alexandre Clérisse et Thierry Smoldoren (L’Eté Diabolik)… Et je ne parle cette fois que des nouveaux projets du second semestre, bien entendu, sinon la liste serait longue !
Est-ce que vous avez croisé le nouveau Hergé ou le nouveau Goscinny ces derniers temps ou devons-nous encore attendre ?
Ah ah ah !… Euh, joker…
Merci François Le Bescond pour vos réponses. Merci à Dargaud et à bientôt.
* : DG de Dargaud à ce moment-là et aujourd’hui DG du groupe Média-Participations
** : DG actuel de Dargaud et patron de l’éditorial